Longue distance : de Lille à Marseille en roller avec Pierre Labaune
Traverser la France à roller de part en part en totale autonomie : c'est le pari que se sont fixés deux amis en 1994. Ils font partie de ces patineurs méconnus qui ont été happés par l'irrésistible appel de la route. Leurs affaires stockées dans un chariot improvisé, ils ont parcouru près de 1200km entre Lille et Marseille. Leur récit est unique et captivant, voici une expérience inoubliable que l'on vous propose de revivre à travers ces lignes. Récit...
Par alfathor

Interview de Pierre Labaune
Bonjour Pierre, que fais-tu dans la vie ?
Je patine depuis 20 ans (j’en ai 30) et j’ai un peu touché à tout, vitesse, saut, slalom, rampe, hockey. Je dis souvent que je ne suis bon nul part mais moyen partout. A Marseille la tendance est plus bowl et descentes, puisque pour ces deux activités, on a des spots extraordinaires. J’ai grandi entre la Brie et la Bourgogne mais j’ai l’impression d’être né Marseillais ailleurs qu’à Marseille. Une ville c’est comme une femme, il faut la découvrir et l’aimer avant d’habiter avec.
Comment t’es venue l’idée de faire ce périple à roller ?
On était vraiment passionné de roller avec mon pote Guillaume, et les études allaient nous séparer. On voulait marquer le coup par une grande balade, on a pensé aux Etats-Unis, mais c’était trop compliqué, et puis on a vu une photo du bowl de Marseille (avec Toto), l’idée est venue de là. On a voulu partir de Lille pour le symbole et parce que ça faisait environ 1200km, soit 3 à 4 semaines estimées. Nous avons pris 6 mois pour préparer ce trip, à imaginer ce qu’il nous fallait emporter, et comment l’emporter. Nous avons aussi contacté medias et sponsors. C’était l’année du bac pour nous, 6 mois ne furent pas de trop !
Quand êtes-vous parti et comment étaient réparties les étapes ?
Nous avons pris le train pour Lille le 25 juillet 1994, mais les premiers tours de roues, c’était le 27. Les étapes n’étaient pas fixées, seul le parcours l’était, on s’arrêtait en fin de journée, au mieux dans un camping, au pire en pleine nature. Nous pensions faire 50 km/j mais les débuts furent vraiment très difficiles, 6 jours après, on avait parcouru 220 km (36km/j).
Comment avez-vous fait pour les bagages ?
Nous dormions donc sous tente, et faisions notre bouffe. Ce qui veut dire tente, duvets, affaires de toilettes, pharmacie, mais aussi réchaud, cuisine, provisions et de l’eau, de l’eau… Des fringues pour le froid, pour le chaud, pour la pluie. La carte, les papiers, le merdier… Ajoutons l’appareil photo, le caméscope (et son chargeur) et la maintenance pour les rollers (2°jeux de roues, roulements). C’était impensable de mettre tout sur le dos ! On a conçu et fabriqué une sorte de triporteur fait d’une cantine en métal, posée sur un châssis soudé, et de 3 roues de vélos. Tout ce barda approchait les 100kg ! (réduit à 80 après 5 jours) C’est assez fou, mais nous ne cherchions pas la performance, juste la réussite. Nous ignorions ce qui nous attendait, nous n’avions lu aucun témoignage, nous n’avions pas de sous, on partait à l’aventure !
Combien de kilomètres y avait-il au juste entre Lille et Marseille ?
1200km, en tout cas c’est la distance que nous avons parcouru (compteur sur une des roues de vélo). Mais finalement les kilomètres ne veulent pas dire grand chose, car certaines étapes de 35 km furent épuisantes, et d’autres de 80 une partie de plaisir. Quand je parle d’une étape de 35 km, ça parait ridicule. Et pourtant jamais je n’ai autant souffert. Pour te donner une idée, 10 mois avant de partir nous avions fait, avec mon pote, un défi caritatif, sous forme de relais pendant 24h. Sauf qu’on ne s’est pas relayé et qu’on a patiné tous les deux 24h non-stop (365km) ! Et bien mon étape de 35 km, j’en ai un souvenir bien plus douloureux.
Comment étaient les routes ?
Comme toi (Rambouillet – Orthez), nous avions tracé une ligne droite à vol d’oiseau. Ce qui reflète bien notre ignorance en géographie, car c’est oublier les reliefs. En cours de route, nous avons donc modifié notre parcours pour joindre au plus tôt la vallée du Rhône. Au départ nous empruntions des petites départementales, souvent mal entretenues, mais à partir de Beaune, ce ne fut plus que des nationales, avec un fort trafic, mais une bonne asphalte. Nous évitions les agglomérations autant que possible. Mes meilleurs souvenirs concernant les routes : leurs couleurs ! Tu en as des bleues, des vertes, des rouges, même des blanches ! On a aussi emprunté une route qui venait d’être refaite sur près de 100km, la D905, un billard. Mes pires souvenirs : l’effroyable quantité d’animaux écrasés, et les routes préhistoriques. La palme revient à une route pavée, fraîchement recouverte de goudron liquide puis saupoudrée de graviers, le tout accompagné de la pluie, ce fut un régal.
Tu as dormi et mangé où ?
Pour les nuits c’est dit. Pour les repas, le midi on s’arrêtait souvent longuement prés d’un supermarché. Cela permettait d’avoir des boissons fraîches ou des plats chauds. Comme on ne roulait pas aux heures trop chaudes, on pouvait ainsi faire une pause confortable.
Et tu lavais ton linge où ?
Au risque de choquer certains, la propreté du linge était loin d’être une préoccupation, hormis nos chaussettes. Mais sinon nous patinions presque nus (en caleçons), enfilant les T-shirt dans les zones ‘civilisées’. Quand on le pouvait, on faisait un peu de lessive dans les campings.
Il t’a fallu quel budget pour faire ce voyage ?
Pour le mois, nous avions prévu 3000F (460€) par personne, cela comprenait le train pour Lille et le retour de Marseille. Cela comprenait aussi le matériel (triporteur, tente…), presque tout sauf les rollers. Mais au quotidien… Jusqu’à Lyon, une nuit en camping pour 2 coûtait environ 30F (4.6E).
Quels patins aviez-vous pour faire ce raid ?
J’avais des prototypes Ultra-Wheels, des patins de fitness milieu de gamme de l’époque, lames et coques du même plastique. Très (trop) souples, mais très légers et hyper ventilés, ils convenaient finalement bien à mon petit gabarit, j’en ai un souvenir fabuleux. C’est aussi avec ces patins que j’avais fait les 24h non-stop, après le raid, ils étaient cuits ! Mon pote avait des RB Aeroblade, il a eu des ampoules pendant un mois ! Nous avions tout les deux monté des 80mm Hyper Shock (avec chambre à air) à l’époque c’était le top.
Il t’est arrivé de tomber ?
Oui, et pas à moitié ! J’ai fais une très grosse chute, le 6° jour (alors qu’on était déjà en retard) dans une descente, le poids de notre engin m’a entraîné, j’en ai perdu le contrôle, mais n’ai pas lâché prise. Il a percuté un gros trottoir et m’a éjecté comme un pantin quelques mètres plus loin. Aux urgences ils m’ont annoncé 3 semaines de repos complet (je pouvais à peine marcher). Pour le timing et pour les sous, on ne pouvait attendre. Abandonner aurait été bien plus douloureux que ce que j’avais. 3 jours après la chute, à l’aube, j’ai bouffé tous mes cachets et j’ai rechaussé les patins. Ce jour là on a fait 70km, en 8h, mon pote poussait seul les 80kg, pourtant il devait m’attendre régulièrement. Cette situation dura une semaine, puis je repris doucement les relais.
Pas de protections ?
Non, on avait un casque en cas d’emmerdes avec les flics, mais on ne l’a jamais mis.
Tu as des astuces pour limiter les soucis durant la route ?
Etre riche, manger et dormir à l’hôtel ! Tu peux avoir une voiture suiveuse. Tu peux partir seul pour éviter les désaccords avec ton collègue, tu peux aussi rester chez toi pour éviter complètement les soucis. Non, sérieusement, le plus important est de rester fidèle à son projet. Pour moi si tu fais un raid en roller, tu vas avoir des soucis, autant que des kilomètres. Tu peux choisir de les surmonter ou de les éviter. Un raid te donne l’occasion de vivre une aventure personnelle extraordinaire, à toi de voir si tu veux « limiter » ça.
Que penses-tu pouvoir faire pour améliorer la préparation ou le déroulement ?
Il y a peut-être un point que nous avons négligé, c’est la communication. Seuls nos T-shirts indiquaient le périple que nous entreprenions. Mais nous ne les portions pas souvent, ils n’étaient pas très lisibles, et de toute façon, les gens ne nous croyaient pas ! Mais parfois, certains s’intéressaient à notre chariot, nous posaient plein de questions. Si tu t’y prends bien, ce genre d’aventure te permet d’être hébergé chez l’habitant, tout le monde y est gagnant.
Pourquoi n’avez pas été plus médiatisé ?
Les medias attendent du sang et de la sueur, et nous on voulait parler de paysages, de réflexion sur soi, des moments de doutes, des moments de bonheur. Quand tu es en route et que tu appelles un type derrière son bureau, ça ne colle pas. Du coté des sponsors, ils voulaient du social, rouler pour l’Afrique ou le Sida. Là aussi on a laissé tomber. On se retrouvait donc seuls, mais sans contraintes, c’est mieux comme ça.
On a quand même été aidé par des partenaires qui nous connaissaient bien. Hawaii Surf nous a aidé pour le matos (roues et casques), un commerçant nous a offert la pharmacie complète, et Ultra-Wheels nous avait donnés les patins pour faire une démo TV (avec Taig Kris et Arnaud Gicquel… imagine le casting !)
Quelles sont les principales difficultés que tu as rencontrées ?
Le moral. C’est très dur d’être toute la journée sur la route. Même à deux, tu es face à toi-même, tu cogites sec. Chaque matin est douloureux, chaque jour tu te dis que c’est impossible, qu’il vaudrait mieux abandonner. Tu es au milieu d’un monde qui file à 300km/h et toi tu pousses ton chariot comme un con. Les côtes te paraissent interminables, les gratons t’attendent lorsque tu n’en peux plus, la pluie te piège en pleine campagne. J’aimerais te dire que cela fut difficile à un point que peu imaginent. Mais « difficile » est un mot qui prend une valeur très différente suivant qui le prononce, 20 années de roller m’ont appris ça.
Tu as perdu du poids ?
Aucune idée !
Qu’ont donné les conditions météo ?
2 jours de pluie dans le nord, et presque chaque soir dans le sud (orages d’été). Pour éviter d’avoir à plier une tente mouillée, on dormait souvent dans les sanitaires des campings. Concernant la chaleur, à la mi-août, du coté d’Orange ou de Salon, on passe les 30° à l’ombre, c’est suffocant. Et nous on poussait notre engin, c’était de la folie.
Tu as eu des soucis techniques ou de santé ?
La chute m’a bien amoché, ainsi que notre engin, que Guillaume réparait pendant que je me réparais ! Et si mes pieds ne m’ont jamais fait souffrir, Guillaume lui a eu des ampoules pendant presque un mois !
Quelle est la vitesse moyenne sur les étapes lorsque les conditions sont bonnes ?
Une moyenne se calcule par rapport à un temps. On roulait entre 20 et 25 km/h, mais on faisait rarement 20 km en 1 heure. Notre moyenne journalière était de 50 km, ça c’est un fait, mais pour environ 5 heures de patinage costaud. Dans les descentes, on passait régulièrement les 50km/h en vitesse instantanée.
Tu recommences quand ?
Ah ! Tu vois ça fait 11 ans maintenant, et ça me hante toujours. Ce que j’ai vécu reste pour moi l’expérience la plus difficile, pourtant j’ai très envie de remettre ça. Depuis, j’ai fais le tour du lac Léman, j’ai participé aux 24h du Mans, mais je crois que je ne pourrais plus faire un raid dans les folles conditions de 94. Je n’ai d’ailleurs plus le temps ni la même vie. Le projet sera donc différent mais toujours basé sur l’aventure et la découverte des autres et de soi.
Quelques mots en guise de conclusion ?
Conclure ?! Cette aventure s’est faite à un tournant de ma vie, l’année de mes 20 ans, l’année du bac, l’année où j’ai rencontré ma femme, où j’ai connu Marseille. Et puis en roller, après avoir fait ça, les choses prennent une autre dimension, c’est compliqué a expliquer. C’est pour ça que j’ai accepté de témoigner sur ton site, parce que toi tu as vécu ça. Vivien (Hyères – Vallouise) en parle aussi très bien. Il y a des choses qui ne s’expliquent pas, mais qui font parti du vécu, un petit truc qui te rend différent. Ce petit truc, toi, Vivien et d’autres ‘aventuriers’ l’ont. J’imagine sans peine que les navigateurs connaissent ça aussi, tout comme ceux qui font Compostelle.
Cette aventure m’a bouleversé, cela va bien plus loin que 1200 km en roller, tout ça est secondaire. Tu pars pour faire un raid en roller, et puis tu te perds et tu comprends qu’il faut désormais trouver ta route… Je dis aussi que l’arrivée de notre périple, Marseille, ne marquait pas l’arrivée de mon aventure, mais plutôt son départ. Depuis j’ai toujours une pensée forte pour ceux qui partent ainsi sur les routes ou sur les mers, et ne peux m’empêcher d’imaginer les richesses inattendues qu’ils découvriront en eux. Je finis donc en les saluant.
Galerie photo
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