Le patinage à roulettes : vecteur d’émancipation des femmes dans l’Angleterre victorienne
A une époque où la société britannique corsetait les relations hommes / femmes, les skatings rinks ont constitué un espace de liberté à nul autre pareil, favorisant les rapprochements des deux sexes...
Par alfathor

La place de la femme dans la société Britannique au XIXe siècle
Court rappel historique
L’époque Victorienne s’étale de 1832 à 1901. L’Empire Britannique étend alors son influence sur une grande partie du globe. Sur les plans technique et industriel, cette période est marquée par de nombreuses innovations, dans les sciences comme dans la littérature.
La puissance de l’Empire Britannique contraste avec la misère sociale dans le pays. Les combats pour les droits civiques font rage. Le chartisme, mouvement politique ouvrier, voit des millions de personnes se battre pour tenter d’instaurer le suffrage universel.

Les droits des femmes sont identiques à ceux des mineurs
A l’instar des enfants, une femme marié n’a ni le droit de vote, ni celui de porter plainte ou de posséder des biens. La société relègue la femme à une icone sainte et éthérée de pureté que le maquillage ou les plaisirs de la chair ne doivent pas souiller. Les belles parures sont socialement réprouvées, tout comme les vêtements laissant apparaître la peau. La rigidité suffocante des corsets n’a d’égale que la rigueur des valeurs morales qui règne dans l’empire Britannique.
La loi considère que l’homme doit protéger sa femme et que cette dernière doit obéir à son mari.
Cantonnée dans un rôle de mère et de maîtresse de maison, la femme du début du XIXe siècle au Royaume-Uni n’a ni le droit d’occuper un emploi (hormis dans l’enseignement), ni celui de posséder un compte bancaire de dépôt ou d’épargne.
La condition de la femme, Wikipedia
Un homme pouvait demander le divorce s’il considérait que sa femme était « impure ». En revanche, le fait qu’il fréquenta des prostituées ne posait alors aucun problème.
Des mouvements pour le droit des femmes naquirent dans la société Britannique, notamment pour leur permettre d’avoir des biens à leur nom, ainsi que le droit de vote et le droit à l’éducation. Ce fut la période d’émergence des suffragistes et des suffragettes. Jusqu’alors, les femmes étaient écartées des matières scientifiques et littéraires. Leur éducation les préparait à leur rôle de mère et de maîtresse de maison. Le sombre paysage étant maintenant dépeint, apportons-y une petite touche d’optimisme !

Les skating-rinks sortent de terre à travers la Grande-Bretagne
L’Angleterre a vu sortir de terre quelques uns des premiers skating rinks au monde en 1857 avec le Flora Hall de Londres, six ans avant l’invention des patins à essieux directionnels par Plimpton. Il fallut pourtant attendre une décennie supplémentaire pour voir le patinage à roulettes déferler sur l’Europe. Le Crystal Palace fut transformé en skating rink en 1865 par Plimpton. Mais c’est réellement aux environ de 1876 que la folie du patinage atteint son paroxysme. Selon Sam Nieswizski, il en existait alors plus d’une soixantaine dans Londres et sa banlieue. Le patinage devient le passe temps favori des gens aisés et de l’aristocratie. La presse de l’époque emploie alors le terme de « rinkomania » ou « rinkomanie » en français.
La Rinkomanie était déjà répandue cet automne, et en décembre nous lisons : « A Brighton, où le patinage sur roulettes se pratique dans quatre endroits différents, les ennemis de la patinoire sont l’aquarium et la nouvelle jetée.
Traduit de « A Punch history of manners and modes, 1841-1940 » par Alison Adburgham, 1961. page 107
La chronique « Lady’s Letter from London » du California Mail rapportait que la rinkomanie :
[La rinkomanie] se propageait avec une rapidité extraordinaire, jusqu’à ce que chaque espace disponible soit menacé d’être converti en une plaine asphaltée, sur laquelle les jeunes hommes et les jeunes filles… peuvent tourner et virevolter sur des roues, vêtus de chapeaux de patinoire et des derniers costumes de patinoire.
Les skating rinks connaissent une ferveur populaire
Des centaines de personnes fréquentent le Prince’s Club chaque jour : des gardes, des membres du parlement, des lords. Le patinage est une pratique physique bien moins onéreuse que le cheval, bien plus accessible et tout autant à la mode.

Les skating rinks : des espaces de sociabilité et de relative liberté
Durant l’époque victorienne, il est de bon ton de sortir chaperonné, c’est à dire surveillé par un(e) ainé(e). Il est de coutume pour une mère d’accompagner sa fille lors de ses rendez-vous galants afin de surveiller les faits et gestes de sa progéniture et de ses galants. Les jeunes femmes sont étroitement surveillées durant leurs sorties. Mais s’il est un endroit où un chaperon peut peiner à suivre son otage, c’est bien sur une patinoire à roulettes !
La patinoire est le terrain neutre au sein duquel les sexes peuvent se rencontrer sans tout le cérémonial et les contraintes sociales.
Agence australienne Port Macquarie News
Les femmes se rendent dans les skating-rinks. Elles peuvent y pratiquer à loisir une activité qui « sort des sentiers battus ». Dans ces lieux, la jeunesse bourgeoise peut enfin laisse libre cours à son romantisme, ses ainés relégués en bord de piste ou restés au domicile. Des traditions séculaires sont remises en question et un vent de liberté souffle dans les patinoires.

De plus, il y a toujours des jeunes hommes éligibles à la patinoire, et qui sait, si un attachement peut naître d’une chute préméditée. Au cas où vous ne le sauriez pas, une patinoire est aussi propice au flirt qu’une salle de bal ; et il n’y a pas de dépenses pour les bouquets de fleur ou les robes du soir.
Morris Traub, « Roller Skating through the years«
Un contact physique plus naturel et plus facile entre les sexes
Alors que la société réprouve le contact, les phases d’apprentissage du patinage à roulettes sont particulièrement propices aux rapprochements physiques entre les hommes et les femmes :
Miss Prettipet confesse avec timidité qu’elle adore le patinage. En particulier quand elle trouve quelqu’un pour lui apprendre. Elle est si nerveuse qu’elle n’ose pas essayer seule mais qu’elle se débrouille plutôt bien quand quelqu’un lui tient la main. Quand on fait un faux pas, vous savez, il ne peut s’empêcher de vous serrer.
Ainsi, l’excuse de l’apprentissage offre une opportunité inespérée de créer du contact et de flirter.
« Surtout, le patin à roulettes ne se recommande-t-il pas au-delà de tous les autres passe-temps, dans la mesure où même le premier effort grossier pour trouver un équilibre, pour ne pas dire une attitude, est aidé dans le cas du beau sexe par le doux et respectueux, mais ferme et suffisant, soutien d’un cavalier habile, dont l’assistance opportune et les conseils expérimentés […] rendent moins glacial le chemin glissant. «
Port Macquarie News

Les corps se dévoilent… un peu
Les vêtements des femmes durent s’ajuster à cette nouvelle tendance. Les corsets et la crinoline ne conviennent guère à la pratique du patinage à roulettes. Les vêtements utilisés par les patineurs sur glace vont apparaître dans le monde du patinage à roulettes, ils offrent davantage de liberté de mouvement dans la pratique du patinage. Les robes des femmes sont désormais plus ajustées et plus courte pour une plus grande commodité.
Dans l’article de la BBC « The Victorian craze that sparked a mini-sexual revolution« , Justin Parkinson écrit :
Ce n’était que les prémices de la révolution sexuelle que la Grande-Bretagne et une grande partie du reste du monde occidental devaient vivre près d’un siècle plus tard, avec « L’amour libre », les mini-jupes et la pilule, mais au moins ça offrait un peu plus de liberté.
Justin Parkinson
De l’aristocratie à la bourgeoisie puis aux classes populaires
Le roller s’inscrit dans un schéma commun à de nombreuses pratiques sportives, à savoir qu’il est d’abord adopté par l’élite avant de se répandre progressivement dans les classes sociales inférieures. Toutefois, tous les skating-rinks ne sont pas logés à la même enseigne. Les plus luxueux et les plus prestigieux nécessitent d’être coopté pour y accéder. D’autre part, le code vestimentaire reste très strict dans les plus sélects d’entre eux !
Cela n’empêche pas la mode du patinage de se répandre à travers le royaume et l’Europe. Ainsi, des skating-rinks fleurissent dans la moindre petite bourgade de Grande-Bretagne au milieu des années 1870.

Des unions heureuses ?
Dans son livre de 1897, Social Transformations of the Victorian Age, Thomas Hay Sweet Escott se souvient avec émotion des années 1870, alors qu’il était un jeune homme. Il se remémore la façon dont les classes moyennes « glissaient et appelaient cela du patinage ».
La plupart des connaissances entre hommes et femmes avaient été :
… probablement irréprochables. Elles se terminaient souvent par un mariage heureux et désirable. Mais pas sans avoir heurté l’instinct de propriété maternel des matrones anglaises avec leurs idées rétrogrades, de voir ou d’entendre dire que sa fille a virevolté dans les bras d’un jeune homme fraîchement présenté.
Social Transformations of the Victorian Age, Thomas Hay Sweet Escott, 1897
Nous sommes revenus plus d’un siècle en arrière dans cet article. Les progrès sociaux de cette période pourraient nous sembler acquis. Ce serait vite oublier qu’il existe encore de nombreux pays dans le monde où les relations hommes / femmes restent étroitement corsetées.
Pour aller plus loin
A lire sur le même thème en Français et en Anglais :
La condition féminine dans la société victorienne (Wikipedia)
The Victorian craze that sparked a mini-sexual revolution (BBC – 6 Avril 2015) – consulté le 24 juin 2024
How Rollerskating Sparked A Brief Sexual Revolution During The Victorian Age (Evelyn Chapman – bust.com – 17 mars 2015) – consulté le 24 juin 2024
Get your skates on: the Victorian roller revolution (Kate Brooks, Bath Spa University – Social History Society – 1 mars 2021) – consulté le 24 juin 2024