La rengaine du gratton – chapitre 04

Par | Publié le 29 janvier 2017 | Mis à jour le 13 juin 2021 | Catégories : Toutes Raid & longue distance | Sous-catégories : Nouvelles roller | 2127
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L’étape du jour emmène Jef vers le coeur de la Vienne. Le patineur solitaire est confronté aux montagnes russes de l’arrière pays, au climat et à de vieux fantômes…

complainte du gratton chapitre 4

Chapitre 4

Après les mornes plaines de la Beauce et leurs lignes droites interminables, Jef se réjouit d’avance de la variété des paysages qu’il va traverser aujourd’hui. Dès la sortie de Loches, le ton est donné : une montée se dresse face à lui. Le ruban de bitume serpente au milieu des champs de colza, de blé et des bosquets. Le parfum entêtant des fleurs jaunes monopolise son odorat pendant de longues minutes. La déclivité diminue à l’approche de Verneuil et fait place à un plateau puis à un faux plat descendant. La municipalité a installé des bandes rugueuses dans la ligne droite qui mène au château. Prudence. La silhouette néoclassique de l’édifice se précise un peu plus à chaque foulée. Il atteint la grille d’entrée à une centaine de mètres du double escalier qui donne accès à la demeure. Il prend quelques minutes pour admirer la symétrie de la façade blanche et le chapiteau sculpté qui orne le dernier étage. Les ardoises de la toiture brillent comme autant d’écailles dans la lumière de cette matinée ensoleillée.
La sortie de Verneuil lui offre l’occasion de travailler sa position de l’œuf. Jef s’enivre de vitesse sur quelques centaines de mètres et profite de l’absence de voitures pour godiller d’un côté à l’autre de la chaussée.

La voie à double sens se transforme en un bandeau étroit, à peine plus large qu’un véhicule. Elle s’enfonce au milieu d’un massif forestier touffu. Progressivement, les accotements se dégradent, des fissures lézardent l’enrobé qui se couvre de débris végétaux, obligeant Jef à se placer au centre. Qu’importe, les routes forestières sont peu fréquentées. Jef s’immerge dans leur quiétude relaxante. Il admire les rayons de lumière qui jouent dans les branches et les fougères, hume les senteurs de pin, de chêne, d’humus. Il scrute les fourrés et les talus à la recherche de champignons.
Saint-Flovier se mérite ; le pourcentage de la côte et son rythme cardiaque augmentent de concert. Impossible d’apercevoir le haut de la colline au milieu des bois. Il faut trouver son rythme de croisière et s’y tenir, tel un métronome, jusqu’à la bascule. L’horizon s’ouvre alors qu’il aperçoit Saint-Flovier. Le bourg semble désert derrière ses façades fermées, ses volets clos et ses rideaux tirés. Seules quelques voitures laissent penser que l’endroit abrite des traces de vie. Il faudra patienter jusqu’au prochain village pour se ravitailler.

Une descente rectiligne le voit débouler sur Charnizay. « Autant de dénivelé négatif qu’il va bien falloir regrimper.  » se dit-il. Ce lieu ne semble pas plus fréquenté que le précédent. Jef commence à s’inquiéter de voir ses réserves d’eau baisser à vue d’œil. Tous les commerces ont porte close. Il sourit toutefois en apercevant une cabine téléphonique sur la place de la mairie, vestige d’une époque révolue.
Direction Preuilly-sur-Claise. La relative animation de la place de l’Hôtel de ville le rassure. La petite cité dispose de plusieurs commerces de proximité : une boulangerie-pâtisserie, une charcuterie, une boucherie, une brasserie et même une auberge. Jef fait le plein d’eau et de victuailles avant de reprendre son chemin.

La D14 s’accroche à flanc de colline. Les vallons succèdent aux vallées, les montées aux descentes. Le grain s’épaissit aux alentours de Tournon-Saint-Pierre. Le polyuréthane des roues souffre à chaque révolution sur la râpe à fromage qui sert de route.
La sonnerie du téléphone tire Jef de ses rêveries. Il s’arrête en se laissant rouler pieds décalés sur l’herbe rase du bas-côté. Il s’écarte de la route en marchant et sort son mobile de la poche supérieure du sac à dos. L’écran indique  » François-Xavier – Quitte ou double Trad. » Le dernier employeur de Jef.
« Qu’est-ce qu’il peut bien avoir à me demander cet abruti ?  » s’énerve déjà Jef intérieurement. Leurs derniers échanges n’avaient pas été des plus sereins. Jef avait tourné les talons et claqué la porte du bureau sans ménagement.
Il prend une longue inspiration puis expire profondément avant de décrocher.
 » Bonjour Jef, ça roule ? Ah ! Ah ! Encore sur les rollers j’imagine ? J’ai une super opportunité pour toi. Je sais que tu as besoin de travailler en ce moment. On a un contrat de trois semaines à te proposer. »
 » Trois semaines ? Encore un CDD pour te dépanner c’est ça ? Et moi, j’aurai quoi en échange ? Le fameux CDI que tu m’as promis lors de mon dernier contrat ?  »
Blanc au bout du fil.
 » Ecoute. On vient de signer avec un gros client. Je ne te garantis pas un CDI au bout, dans l’immédiat, mais s’il prolonge avec nous après ce projet-là, on aura davantage de visibilité « .
 » Ouais, t’as la mémoire courte ! C’est déjà ce que tu m’as dit la dernière fois et à chaque fois tu me sors le même baratin : Ah, désolé Jef, tu comprends, on ne peut pas te garder, on n’a pas de visibilité, la conjoncture est difficile… Tu t’es posé la question des moyens financiers de ta boîte quand t’as planté ton Audi Q5 pour la deuxième fois et que t’en as racheté une aussi sec ? C’est sûr, c’est pratique de compter sur Pôle emploi comme variable d’ajustement dans la gestion de tes ressources humaines, ça coûte moins cher, c’est souple et tout le monde ferme sa gueule parmi tes employés parce qu’ils ont trop peur de perdre leur job. Je vais te dire un truc : j’en ai marre de me saigner en espérant une contrepartie d’un mec comme toi dont il n’y a rien à attendre. Tu gères ton business en monarque égoïste et tu utilises les gens comme de la vaisselle jetable ! Tu me prends pour qui ? Tu crois que je me suis barré pour revenir une semaine plus tard en rampant et en te remerciant de me réembaucher pour un foutu contrat de 3 semaines ? Ne compte pas là-dessus ! Je préfère encore être à la rue ou aller castrer le maïs que te rendre service. Ne me rappelle pas. Au revoir !  » Jef lui raccroche au nez.

Furieux mais libéré, il passe la sangle du sac à dos autour de son épaule d’un geste rageur. La société de traduction pour laquelle il a travaillé à de multiples reprises et par intermittence est emblématique du monde du travail d’aujourd’hui : des successions de petits contrats en fonction des variations d’activité de l’entreprise et du bon vouloir du patron. Des DRH qui jouent avec les périodes de carence inter-contrats pour rappeler des employés déjà formés, malléables et corvéables à merci, qui se saignent aux quatre veines pour un hypothétique contrat à durée indéterminée qu’on leur fait miroiter à l’envi. Le marché du travail glisse progressivement vers un nouveau modèle où l’employé est utilisé comme un prestataire. L’indépendant ou l’intérimaire se substitue inexorablement au salarié. On parle désormais de « missions ». Derrière ce semblant de liberté et d’indépendance, se dessinent une précarisation croissante et un recul irréversible des acquis sociaux. Derrière l’ivresse d’être à son compte se cachent en réalité une absence d’indemnisation en cas de chômage, une assurance maladie précaire, une retraite inexistante, des charges exorbitantes et surtout un rapport client/fournisseur faussement égalitaire. Au bout du compte, les grosses sociétés dictent leur loi, leurs tarifs, leurs conditions à des prestataires trop dépendants d’un unique client. Uber reste sans doute le meilleur exemple, annonciateur d’un futur sombre où l’argent gagné sur le dos des chauffeurs sert à financer la machine qui va les remplacer…

Les kilomètres qui suivent se font à plus de 30 km/h le temps que son adrénaline redescende. Le département de l’Indre succède à l’Indre-et-Loire alors que Jef traverse les cours d’eau du Suin et de la Creuse. Il quitte la départementale pour s’enfoncer sur un chemin vicinal bucolique aux airs de bocage vendéen. Le voilà de nouveau seul au monde dans un écrin de verdure, accompagné par le chant des oiseaux et la musique de la brise dans les branches. Les engins agricoles ont malaxé le revêtement et creusé des tranchées. Il joue les équilibristes sur le terrain accidenté en se félicitant d’avoir pratiqué le slalom autrefois. N’en déplaisent aux « courseux » mangeurs de bitume : savoir rouler sur un pied ou en marche arrière peut parfois s’avérer utile quand on perd l’équilibre ! Après une demi-heure passée à se débattre dans la terre sèche et les gravillons, il entre dans le département de la Vienne.

Il dévale les ruelles pittoresques d’Angles et débouche sur les rives de l’Anglin. Le cours d’eau bordé d’une végétation abondante s’écoule paisiblement sous un pont aux rambardes ornées de bacs à fleurs multicolores. Saisi par la beauté de l’endroit, Jef se relève un instant pour prendre quelques clichés : les nénuphars posés sur la surface cristalline, la roue à aube accrochée au moulin près d’une petite écluse, les canoës hissés sur les berges, le saule pleureur attenant et au-dessus de la scène, perché sur la falaise, les ruines fières de la forteresse d’Angles-sur-l’Anglin, surveillant la frontière du Poitou depuis près d’un millénaire.

Jef suit les panneaux en direction de Mérigny, à une dizaine de kilomètres. Le ciel vire brusquement au noir, suivi quelques minutes plus tard d’un déluge aussi violent qu’inopiné. Contraint de s’arrêter, il ouvre son sac en vitesse et s’abrite sous sa couverture de survie. Les trombes d’eau frappent le bitume surchauffé qui se couvre d’un voile de vapeur. Le nuage passe aussi vite qu’il est venu, laissant la chaussée détrempée et glissante. Jef roule sur des œufs. Les appuis se dérobent sur le gratton humide en montée et les descentes se négocient à tâtons jusqu’à Mérigny.
Le temps de rallier la flèche de l’Eglise Abbatiale de Saint-Savin, les conditions de patinages redeviennent acceptables. Jef franchit les arches et les piles du vieux pont du XIIIème siècle en se disant que la région aurait vraiment mérité qu’il s’y attarde davantage.
Plus qu’une vingtaine de kilomètres avant la fin de son étape… et de nouveau une montée à franchir pour atteindre Pindray. Heureusement, le revêtement fraîchement rénové lui offre un répit salutaire.

Lussac-les-Châteaux. L’étape du jour n’a représenté qu’une centaine de kilomètres mais la redoutable alternance de montées et de descentes sur le gratton et le mouillé a mis son physique à rude épreuve. Reste à trouver un toit pour la nuit. Il finit par dénicher un hôtel en centre… malheureusement complet. Le propriétaire lui indique l’adresse d’un Bed and Breakfast. Il se situe justement sur le trajet que Jef empruntera le lendemain.
Après quelques kilomètres supplémentaires, il aperçoit enfin un panneau de bois planté dans l’herbe au bord d’un chemin de terre en sortie de ville. On peut y lire le nom du gîte en pyrogravure « Home sweet home ». Jef bifurque et marche quelques mètres en canard jusqu’au portail. Il sonne. Des aboiements s’entremêlent derrière la maison face à lui. Une meute hétéroclite de chiens déboule d’un coin de mur et vient se masser derrière la grille : dans la masse de poils chamarrée, il distingue un Basset, un Corgi, un Setter, un Briard et plusieurs autres bâtards non identifiables. Quelques secondes plus tard, la porte d’entrée s’ouvre. Une jeune fille rousse au teint pâle d’une quinzaine d’années apparaît dans le cadre. Elle se fraie laborieusement un chemin au milieu des gardiens du logis, laissant glisser sa main d’une tête à l’autre.

« Bonjour » sourit-elle au milieu de ses tâches de rousseur.  » On m’a prévenu de votre arrivée. Vous cherchez une chambre pour la nuit ?  » Enchaîne-t-elle avec un léger accent anglais.
« Oui, c’est possible ?  » interroge Jef.
 » Oui, oui, bien sûr. Venez, je vais vous montrer la chambre. Entrez, ne vous inquiétez pas, ils ne sont pas méchants.  » poursuit-elle en attrapant la truffe du plus grand de la bande.
« D’accord, mais je vais quand même enlever les patins pour ne pas leur faire peur. » dit-il en déchaussant ses rollers et en mettant ses sandales.
En effet, les toutous sont plutôt accueillants, probablement habitués aux visites d’étrangers. Ils reniflent brièvement Jef et disparaissent rapidement derrière la bâtisse.
La maison, décorée dans un style typiquement anglais, confirme l’origine de ses propriétaires : des meubles blancs et sobres côtoient une grande bibliothèque recouvrant un pan entier de mur. Classique et chic. Jef suit son hôte dans le couloir jusqu’à une petite chambre attenante à une salle d’eau au fond de la maison. Cela conviendra très bien pour la nuit et le tarif raisonnable finit de le convaincre.
 » Je file. Si vous me cherchez, je suis dans le jardin derrière. Mon père arrivera d’ici une heure environ.  »
Jef se retrouve seul. Il se fait couler un bain puis revient déballer ses affaires. Il doit faire le point sur ses stocks de vivres. Après avoir vérifié l’état de son matériel puis séché et huilé les roulements de ses rollers, il se fond dans la baignoire bien chaude. Un plaisir qu’il ne s’était pas offert depuis des années ! Douche oblige. L’apesanteur accueillante du fluide le délasse immédiatement. Il se laisse flotter, ferme les yeux, à la limite de l’endormissement.

Après une trentaine de minutes dans les vapeurs moites, Jef s’extirpe à contrecœur de la baignoire. Curieux de découvrir le reste de la propriété, il s’habille et se dirige vers le jardin. Le terrain file en pente douce vers l’horizon boisé où le soleil, fatigué, décline.
Il pensait avoir rencontré l’essentiel de la ménagerie mais il découvre une véritable arche de Noé : chiens, chats, chevaux, chèvres, lapins, poules et canards s’ébattent dans un joyeux tintamarre d’aboiements, de miaulements, de hennissements, de caquètements. Les espèces cohabitent en harmonie et dans la plus parfaite intelligence. Leur maîtresse est là, allongée sur une chaise longue installée sur la terrasse, un livre à la main et un matou lové contre elle.
« Mais combien avez-vous d’animaux ?  » demande Jef interloqué alors qu’un majestueux Persan Chinchilla vient caresser sa jambe de son épaisse fourrure argentée.
« Oh, une bonne centaine ! Mes parents adorent la vie à la ferme. » Enchaîne-t-elle en riant. « C’est pour ça qu’ils sont venus s’installer ici. »
« Ils ont tous l’air de bien s’entendre, c’est fou !  » S’exclame Jef.
« Oui, la plupart a toujours vécu ensemble, ils ont l’habitude ».
Le regard de Jef se porte sur une rutilante Jaguar XJS parquée près d’une remise au fond du jardin. Un beau modèle qu’il a rarement vu dans un aussi bon état.
Les chiens s’engouffrent soudainement à l’intérieur de la maison. Le père de famille passe la porte-fenêtre. Il accueille chaleureusement Jef d’une poignée de main ferme et franche. Son accent britannique ajoute à son élégance : « Bonjour jeune homme, soyez le bienvenu ! Mon nom est David. Ma fille vous a montré votre chambre ? « .
 » Bonjour monsieur, oui, oui, merci. J’ai même pu prendre un bon bain. Je m’appelle Jef. »
« Très bien, vous mangerez avec nous ?  »
« Avec plaisir, merci à vous ! J’imagine que la Jaguar est à vous ? Elle est splendide ! « .
 » Ah, vous aimez les Jaguar ? Je les collectionne ! Venez jeter un œil dans la remise… » s’emballe David.
Jef lui emboîte le pas.
Il pousse le bouton de l’interrupteur. La lumière dévoile une dizaine de modèles en parfait état.
« Je les ai toutes retapées. Certaines étaient de vraies épaves  » commente l’anglais.
L’une des voitures est entreposée sous une bâche que David saisit et fait glisser délicatement, comme il dévêtirait une maîtresse amoureuse. Les lignes d’un ancien modèle de course se dessinent. Le numéro 57 inscrit dans un rond blanc vient apporter cette ultime touche « rétro » qui fait le charme des automobiles d’un temps révolu.
« Vous connaissez celle-ci ?  » dit-il avec un air malicieux « c’est une Jaguar type E, le modèle « Lightweight », produit à seulement 12 exemplaires !  »
« La classe ! Racée et sportive. Vous avez fait un sacré travail de restauration. »
Alors que les deux hommes achèvent leur voyage dans le temps, une voix fluette se fait entendre : « A table ! « .
Le repas terminé, les conversations se poursuivent tard dans la soirée autour d’une tasse de thé. Jef regagne sa chambre après minuit. Il s’endort rapidement, bercé par les ronronnements d’une boule de poils à ses pieds et la tête pleine des souvenirs de cette mémorable journée.

Auteur

Alexandre Chartier

''alfathor''

Alexandre est le fondateur et webmaster de rollerenligne.com depuis 2003. C'est un passionné de roller en général, tant en patin traditionnel qu'en roller en ligne. Il aime le patinage à roulettes sous tous ses aspects : histoire, économie, sociologie, évolution technologique... Aspirine et/ou café recommandés si vous abordez un de ces sujets !

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